
Dr Jean LIAMINE : Quelques souvenirs –
Je voudrais vous faire part des quelques souvenirs que Je garde de Maxime E. Kovalevsky dans les années 1942-44 — ce sont mes souvenirs d’enfance, car j’avais à peine 10 ans en ces temps fabuleux où Paris était occupé ; j’accompagnais très assidûment mon père aux offices de la Paroisse orthodoxe russe Notre Dame des Affligés plus connue alors sous le nom « d’Eglise de la Montagne Sainte-Geneviève » nous rappelions encore, entre nous les « catacombes, car on y entrait par un long couloir sombre et humide au bout duquel après avoir poussé une lourde porte en bois donnant sur un minuscule vestibule où se vendaient les cierges, l’on pénétrait enfin dans la petite chapelle.
Et là, dans une semi-pénombre, éclairée par les bougies et le reflet d’une lampe blafarde, tout au fond et à droite, près de l’iconostase se détachait la haute stature du Maître de Chapelle — c’était Maxime.
Il avait alors trente-cinq ans environ et j’aimais m’approcher de lui et l’observer, avec ma curiosité enfantine, en train de diriger le chœur grand, très blond, le visage illuminé par un regard limpide et l’expression permanente d’un sourire à peine perceptible. Il apparaissait à mes yeux d’enfant émerveillé qu’il fascinait tel un archange devant les portes du paradis.
Maxime était le moteur de la Paroisse. II animait tout un monde de jeunes et de moins jeunes qui se consacraient à l’étude de la théologie et celle-ci devait s’incarner dans la liturgie chantée selon les réales traditionnelles bien comprises, le chant liturgique devant
être porteur non seulement de la prière, mais aussi de l’enseignement de l’Eglise selon sa propre expression.
Parmi les paroissiens gravitaient alors autour de lui quatre personnages marquants :
— André Bloom, tout jeune et fringant médecin, qui avait pour caractéristiques de se précipiter lors de chaque bombardement de Paris pour soigner les blessés et ramasser les morts — il se préparait alors à devenir secrètement moine. C’est le prestigieux métropolite Antoine de Souroge ;
Vladimir Lossky, théologien parmi les plus importants de ce siècle ;
Alexandre Tourintsev, futur prédicateur des plus remarquables dans l’émigration russe ;
Léonid Ouspensky, théologien de l’icône et iconographe.
Avec Maxime, ils formaient ce noyau puissant de liturges orthodoxes russes que j’appellerais le « groupe des 5 » et, enfin, faisant partie intégrante du groupe pendant un court laps de temps de trois années, un sixième personnage, mon père, le compositeur Ivan S, Liamine, qui était en train d’achever la création de ses chants liturgiques.
Ils étaient alors tous réunis et présents ensemble à la célébration de la liturgie par leur saint confesseur, le très sévère et bougon père Michel Belski ; j’y ajouterai trois belles figures orantes de femmes : Magdalina Lossky, épouse de Vladimir, Lioubotchka Chamohine, une jeune novice, et Madame Vera Restchikov qui dirigeait un chœur antiphone de jeunes que Maxime avait créé — vers 1943 et également Irène Kedrov.
Maxime Kovalevsky partageait avec le groupe des 5 des qualités qu’il exprimait déjà avec peut-être plus d’intensité que les autres : russe très profondément, mais aussi européen par l’éducation reçue dans son enfance, parlant au moins quatre langues vivantes et deux langues mortes, il était un citoyen du monde, issu de cette élite aristocratique de la première émigration russe.
Très orthodoxe, Il est déjà un « passeur selon le terme utilisé par le théologien Olivier Clément, un passeur de l’Orient vers cet Occident auquel il est si ouvert.
Enfin, il est le très grand liturge que l’on connaît ; et liturge il l’avait été en quelque sorte avant les autres, très précocement, encore jeune garçon à l’âge des jeux simples ; il trouvait plaisir à jouer le rôle du canonarque, du diacre ou d’un autre officiant ; avec ses frères Pierre et Eugraph, ils jouaient à la maison ensemble « à faire la messe » je le tiens de source sûre.
Mais revenons à l’année 1944.
Le jour de la libération de Paris, Maxime fait preuve d’un grand courage, de cette absence de peur physique qui n’est pas donnée à tout le monde, Alors que les balles sifflent encore dans les rues de Paris, il est le premier à accourir saluer la dépouille d’un ami qui vient de mourir d’une balle perdue, à apporter son soutien à la famille, indiquant aux plus jeunes comment il faut lire les psaumes, je m’en souviens et j’en suis le témoin car je suis le fils de cet ami. Maxime n’en parlait jamais lui-même, peut-être avait-il même oublié cet acte de courage authentique ! Car il était humble et restait simple et serein aussi bien dans la vie quotidienne que lors des grands événements et, tant dans cette paroisse pauvre de la Montagne Sainte-Geneviève que dans celle plus opulente de Saint Irénée où il deviendra le maître incontesté et vénéré de tous.
Un jour, Je lui demandais pourquoi il n’était pas devenu prêtre et Il me répondit que lui ne s’en jugeait pas assez digne.
Courage physique, courage intellectuel aussi, Maxime fut un précurseur souvent incompris de ses contemporains. Il luttera toute sa vie Ici-bas contre tous les conservatismes réductionnistes limitant l’horizon du chant liturgique à un passé figé et vieilli — c’est ainsi qu’il énoncera de façon magistrale les règles fondamentales du chant liturgique orthodoxe dans deux articles mémorables servant toujours de référence et lorsqu’il y insiste sur « les règles traditionnelles bien comprises , il a en vue la tradition vivante se ressourçant dans la lumineuse expérience de l’Eglise ancienne et aboutissant à une réflexion nouvelle, parfois même audacieuse, qui se projette dans les temps à venir.
Enfin, sa grande fidélité dans l’amitié par delà la mort, fidélité qu’il avait par ailleurs prouvée vis-à-vis de ses deux frères de façon évidente, a amené Maxime à sortir du silence les oeuvres liturgiques du compositeur Ivan S. Liamine, mon père, qui lui en avait fait à l’époque la confidence exclusive, lui amenant môme ses partitions qu’il gardait dans le tiroir de son bureau —- car déjà, dans les années 40, ce compositeur chevronné avait manifesté son absolue confiance dans la sûreté et l’indépendance du jugement de Maxime Kovalevsky.
Pour conclure, lorsque j’al devant moi la vision de Maxime, quatre vers d’un poète russe, que me récitait le Père Alexandre Tourintsev, surgissent dans ma mémoire : ce qui donne dans une traduction française :
« Le monde parfois s’étonne de l’expression peu commune de son visage et de la tranquille simplicité de son langage, de sa parole»
Maxime portait en lui la paix du Christ qu’il faisait rejaillir sur ceux qui l’approchaient.
» Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »
Publié dans le N° 174 » CONTACTS » – Jean Liamine, fils du compositeur du même nom qui s’efforça d’unir dans son œuvre le génie russe et le génie français et fut tué d’une balle perdue en 1944. Jean Liamine rapporte ici ses souvenirs d’enfant concernant le grand liturge – à la fois compositeur et théologien – que fut Maxime Kovalevsky, dont l’influence a marqué bien des élaborations liturgiques en France, à notre époque, tant dans l’Eglise orthodoxe (Nicolas Lossky) que dans l’Eglise catholique (André Gouze).